Les quatre nobles vérités
La vision pénétrante qui mit fin au désir insatiable, fut de regarder l’expérience du présent et de la diviser en quatre catégories : dukkha (souffrance, stress), la cause de la souffrance, la cessation de la souffrance et la voie de pratique menant à la cessation de la souffrance. Chacune de ces catégories impliquait une tâche. En effet, le Bouddha vit que c’est ce qu’il faut faire si quiconque veut mettre fin à la souffrance : comprendre la souffrance, abandonner ses causes, réaliser sa cessation et développer la voie menant à sa cessation. Quand il eut complété ces quatre tâches, le bouddha expérimenta le déliement. C’est cela son éveil.
Quand il commença à enseigner, il nomma ces quatre catégories les quatre nobles vérités – noble dans le sens qu’elles ennoblissent l’esprit et mènent au noble but. Ces vérités approchent la souffrance comme un problème à résoudre, à l’image de ce que fait un docteur habile cherchant à soigner une maladie : identifier les symptômes, localiser la cause de ces symptômes, affirmer que la maladie peut être soignée en éliminant sa cause, et prescrire le traitement à suivre pour l’éliminer.
Ces vérités forment le cadre pour tous les autres enseignements du bouddha, il est donc bon de les connaître plus en détail.
La première noble vérité. Contrairement à la croyance populaire, le Bouddha n’enseigna pas que la vie est souffrance. En fait, il lista beaucoup d’aspects de la vie qui sont manifestement douloureux – tel que le vieillissement, la maladie et la mort – et souligna que la souffrance, dans tous les cas, provenait du désir insatiable pour cinq activités nommées khandhas. Le mot khandha signifie « amas » ou « pile » en Pāli, le langage des premiers textes bouddhistes. Mais c’est généralement traduit par « agrégat » pour véhiculer l’idée que ces activités tendent à être aléatoires et désorganisées. Nous tentons de leur imposer de l’ordre afin de satisfaire nos désirs, mais au final elles ne sont jamais sous notre contrôle total.
Chacune de ces activités est associée à l’acte de se nourrir, physiquement et émotionnellement. Cela correspond à la vision pénétrante du Bouddha que se nourrir, même si cela peut paraître plaisant, est en réalité stressant, et que le besoin de continuer de se nourrir sans fin induit inévitablement de la souffrance.
Ces cinq activités sont les suivantes :
• Un sens de la forme : Cela désigne la forme du corps qui a besoin d’être nourrie (et qui va s’habituer à rechercher de la nourriture), ainsi que les objets physiques qui vont être utilisés comme nourriture. Le Bouddha regardait en effet la forme du corps comme un type d’activité, car celui-ci est continuellement soumis au processus de détérioration. Quand le nourrissement prend place dans l’imagination, cela correspond à la « forme » imaginaire que vous endossez, et aux formes desquelles vous tirez du plaisir.
• Les sensations : A savoir, la douloureuse sensation de faim ou de manque qui vous pousse à chercher de la nourriture; la sensation plaisante de satisfaction qui apparaît quand vous l’avez trouvée; et le plaisir supplémentaire quand vous finissez par la consommer. Ces sensations, elles aussi, sont des activités, puisque vous ne pouvez les ressentir que par l’acte d’attention.
• Les perceptions : C’est la capacité d’identifier le type de faim que vous ressentez, et ce qui permettra de satisfaire cette faim parmi les choses dans votre monde d’expérience. Les perceptions jouent aussi un rôle central dans l’identification de ce qui est et n’est pas de la nourriture.
• Les fabrications : C’est un terme technique qui signifie « assembler », et cela désigne principalement les tentatives intentionnelles de façonner votre expérience. Dans le contexte du nourrissement, c’est le fait que vous devez penser et évaluer les stratégies pour trouver votre nourriture, pour en prendre possession quand vous l’avez trouvée, et pour la rendre consommable si elle est sous forme brute.
• La conscience : C’est l’acte d’être conscient de toutes ces activités.
Ces activités, en elles-mêmes, ne sont pas nécessairement douloureuses, mais le fait de s’y agripper vous fait souffrir. Le mot Pāli pour l’agrippement, upādāna, signifie également l’acte de prendre des moyens de subsistance – à l’image d’un arbre qui prend sa subsistance du sol, ou un feu de son carburant. Cela montre que la souffrance vient d’un double niveau de nourrissement : On se nourrit non seulement de ce que ces activités nous apportent pour soulager notre faim physique et émotionnelle, mais aussi du fait même de faire ces activités.
Nous avons quatre manières de nous agripper aux agrégats :
• Par les plaisirs sensuels : C’est à dire notre fascination pour les pensées sur la manière d’obtenir des plaisirs sensuels et de s’en délecter. Dans le contexte du nourrissement, cela représente donc notre fascination pour le fait de planifier la manière dont nous allons nous nourrir, de la nourriture physique, ou de la joie venant de la satisfaction d’autres plaisirs sensuels. En fait, nous nous agrippons plus à nos fantasmes à propos de plaisirs sensuels qu’aux plaisirs en eux-mêmes.
• Par les habitudes et les pratiques : C’est la conviction que les choses doivent être faites d’une certaine manière, indépendamment du fait que cela soit vraiment efficace. Dans le contexte du nourrissement, cela correspond à notre acharnement à trouver de la nourriture physique ou émotionnelle d’une manière particulière. Une facette plus extrême est l’obsession pour un comportement rituel : c’est à dire l’idée que tout dépend du fait de suivre un rituel correctement.
• Par les opinions : C’est la certitude que certaines opinions sont correctes, quelles que soient les conséquences de les avoir et de les défendre; ou croire que le simple fait d’avoir une opinion particulière nous rendra pur, ou meilleur que les autres. Dans le contexte du nourrissement, ce sont nos idées à propos de ce qui peut et ne peut pas être consommé. Cela correspond aussi à la manière dont les gens se nourrissent de politique, de religion, ou de philosophies.
• Par les doctrines du soi : Ce sont nos croyances à propos de qui nous sommes, et de quel genre de personne nous devenons en nous nourrissant d’une manière particulière – physiquement ou émotionnellement. Cela comprend nos croyances à propos du fait que nous ayons ou non un vrai soi, et si oui, ce qu’est le soi.
Ces formes d’agrippement sont le problème principal que les enseignements du bouddha visent à résoudre, parce qu’elles entraînent nécessairement de la souffrance.
La seconde noble vérité. L’agrippement est causé par trois types de désirs insatiables qui mènent à de nouveaux devenirs, à petite et à grande échelle. De la même manière que le mot Pāli pour l’agrippement est associé au nourrissement, le mot pour le désir insatiable, taṇhā, signifie littéralement « soif ». Nous nous nourrissons car nous ressentons de la faim et de la soif. Pour que le besoin de se nourrir cesse, nous devons mettre un terme à la faim et à la soif. Les trois types de soif sont :
• Le désir insatiable pour les plaisirs sensuels.
• Le désir insatiable pour le devenir.
• Le désir insatiable pour le pas-devenir.
Le dernier type est le plus contre-intuitif. En effet, on pourrait croire que le désir de mettre un terme aux devenirs soit une motivation utile pour mettre fin à la souffrance. Mais en fait, quand l’esprit se prend à désirer la fin d’un devenir en particulier – à grande échelle (par exemple désirer se suicider ou mettre fin à une relation) ou à petite échelle (désirer mettre fin à l’imagination autour d’un désir particulier) – il prend une nouvelle identité, en tant que destructeur, et cela devient son nouveau devenir.
Cela veut dire que la voie pour mettre fin à la souffrance se doit d’être stratégique de deux manières. Premièrement, elle doit attaquer les états de devenir indirectement. Elle ne doit pas se focaliser directement sur eux, mais sur le développement de la dépassion pour leurs causes. Deuxièmement, sa motivation ne doit pas être la destruction des devenirs, mais l’abandon de qualités malhabiles dans l’esprit et le développement de qualités habiles qui vont permettre aux devenirs de prendre fin d’eux-mêmes.
Puisque ces trois types de désirs insatiables causent l’agrippement qui vous mène à expérimenter de la souffrance et à aller vers de nouveaux devenirs, ils sont la cible principale que la voie menant à la fin de la souffrance doit attaquer. Le Bouddha a ainsi fourni une description très détaillée des étapes par lesquelles les trois désirs insatiables mènent à l’agrippement, ainsi que des étapes menant à ces trois désirs. La liste complète de celles-ci est appelée co-apparition en dépendance, (paṭicca samuppāda), et bien qu’elle soit longue, quatre aspects en ressortent :
1) L’appellation de certaines des étapes peut sembler étrange, mais elles correspondent toutes à ce que l’on expérimente directement dans le corps et l’esprit. En effet, la souffrance ainsi que ses causes sont des expériences faites dans une partie de votre attention qui ne peut être partagé avec personne d’autre.
2) De nombreuses étapes, incluant l’intention (considérée comme du kamma), interviennent avant le contact avec les six sens. Cela veut dire que vous pouvez inconsciemment vous conditionner à souffrir, y compris d’expériences sensorielles plaisantes, par votre manière de penser, voir même par votre manière de respirer.
3) La liste contient beaucoup de « boucles de rétroaction », crées par des facteurs qui sont présents à différentes étapes, comme par exemple les sensations. Cela signifie que les relations entre les facteurs de cette liste sont très complexes.
4) La séquence entière dépend de l’ignorance relative aux quatre nobles vérités. Cela ne signifie pas simplement ignorer les quatre nobles vérités, c’est plutôt le fait de ne pas appréhender une expérience par le spectre de ces vérités – par exemple quand vous regardez une expérience en termes de « moi » et « mien », ou « pas moi » et «pas mien ».
Cependant, si le savoir des quatre nobles vérités est appliqué à une quelconque étape de la séquence, cette même étape qui était une cause de souffrance devient une composante de la voie menant à la fin de la souffrance. Par exemple, si ce savoir est appliqué à l’inspiration et à l’expiration (étape des fabrications), la respiration devient un élément de la voie. De cette manière, vous pouvez vous entraîner à ne pas souffrir des expériences désagréables venant des sens.
Quand le savoir devient complet au point qu’il permet de développer une dépassion totale pour n’importe quelle étape, celle-ci se désagrège et cesse. L’effet de cette cessation se répercute à travers les nombreuses boucles de rétroaction, permettant à la séquence entière de prendre fin. Le désir insatiable est abandonné, et il n’y a plus de souffrance pour l’esprit. C’est de cette manière que le savoir en termes des quatre nobles vérités, c’est à dire le premier facteur sur la noble octuple voie (voir ci-dessous), mène à la cessation de la souffrance. Puisque la souffrance est causée de l’intérieur, nous pouvons y mettre fin de l’intérieur.
La troisième noble vérité. La souffrance cesse quand les trois types de désirs insatiables cessent. Cela se produit quand, en mettant fin à l’ignorance, la dernière trace de passion pour ces formes de désirs disparaît de l’esprit.
La quatrième noble vérité. La voie vers la cessation de la souffrance est aussi appelée la Voie du Milieu, parce qu’elle évite deux extrêmes : (1) la délectation dans les plaisirs sensuels et (2) la dévotion à la douleur et aux mortifications. Cela ne signifie cependant pas que la voie est à mi-chemin entre plaisir et douleur. Elle considère plutôt le plaisir de la concentration, ainsi que les visions pénétrantes concernant les douleurs issues de l’agrippement, non pas comme des fins en soi, mais comme des outils pour réaliser un but supérieur : le sans-mort.
La voie, cependant, ne cause pas le sans-mort. Après tout, si quoique ce soit pouvait causer le sans-mort, ce ne serait pas inconditionné. Au lieu de cela, elle mène vers le sans-mort – de la même manière qu’une route vers une montagne ne cause pas la montagne, mais suivre cette route peut vous y conduire.
La voie est composée de huit facteurs. Comme ces facteurs permettent d’atteindre le but de la noble recherche, la voie dans son ensemble est appelée la noble octuple voie. Les facteurs sont tous dit être « justes », car ils sont efficaces dans l’accomplissement du but qu’est l’éveil. De la même manière que la souffrance et ses causes, ces facteurs sont des choses dont vous pouvez faire directement l’expérience, vous avez cependant besoin d’un peu d’entraînement dans le Dhamma pour les susciter.
Les facteurs sont les suivants :
• Les opinions justes : voir une expérience en termes des nobles vérités.
• La résolution juste : être résolu à abandonner les pensées concernant les plaisirs sensuels, les pensées malveillantes, ainsi que les intentions de nuire aux autres.
• La parole juste : s’abstenir de mentir (intentionnellement déformer la vérité), de semer la discorde (briser l’amitié entre d’autres personnes; ou empêcher une amitié de se développer), de parler durement (avec pour objectif de blesser les sentiments d’une autre personne), et de se livrer à du bavardage inutile (parler sans avoir une claire intention à l’esprit).
• L’action juste : s’abstenir de tuer, de voler et de s’engager dans des relations sexuelles inappropriées.
• Les moyens de subsistance justes : s’abstenir de tous les moyens de gagner sa vie qui sont malhonnêtes, nuisibles, ou qui visent délibérément à engendrer la passion, l’aversion ou l’illusion.
• L’effort juste : Faire naître et s’efforcer de mener à bien le désir de prévenir les états malhabiles de se former dans l’esprit; d’abandonner tout état malhabile qui s’est déjà formé; de faire naître des états habiles dans l’esprit; et de développer complètement tout état habile qui s’est déjà formé. Une méprise assez commune veut que le Bouddha ait identifié toute forme de désir comme cause de souffrance, mais ce n’est pas le cas. L’effort juste est motivé par les désirs qui visent à mettre fin à l’agrippement, raison pour laquelle ils font partie de la voie menant à la fin de la souffrance.
• Sati juste : une autre méprise très répandue est que Sati désigne « la pleine conscience », à savoir une attention non-réactive à tout ce qui apparaît. En fait, Sati signifie garder quelque chose à l’esprit. Au sens le plus général, Sati juste signifie garder à l’esprit le besoin d’abandonner les qualités malhabiles et de développer les qualités habiles. C’est aussi garder à l’esprit les moyens les plus efficaces de mener à bien cette tâche.
Pour pouvoir établir Sati, il est nécessaire de lui donner un cadre de référence. Il y en a quatre possibles : le corps en et par lui-même, les sensations en et par elles-mêmes, l’esprit en et par lui-même et les qualités mentales en et par elles-mêmes. L’expression « en et par lui(elle)-même » signifie qu’il faut observer ces choses dans le moment présent sans tenir compte de leur signification dans le contexte du monde extérieur. Par exemple, rester focalisé sur la respiration, sans penser aux problèmes en-dehors de la respiration, est une manière de rester focalisé sur le corps en et par lui-même. Être conscient des sensations qui apparaissent par le fait de rester focalisé sur la respiration, au moment où elles se manifestent, est une manière de rester avec les sensations en et par elles-mêmes, et ainsi de suite.
Pour rester établi dans ces cadres de référence, Sati a besoin de l’aide de deux autres qualités : sampajañña (être alerte) et ātappa (l’ardeur). Être alerte signifie que vous restez conscient de ce que vous faites dans le moment présent et des résultats de ces actions. Sati reconnaît vos actions comme habiles ou malhabiles, et se souvient comment répondre de manière appropriée dans les deux cas. L’ardeur est fondamentalement la même chose que l’effort juste : mettre tout son cœur à essayer de faire ce qui est habile, en accord avec les instructions données par Sati.
L’établissement de Sati est le processus qui mène au dernier facteur de la voie :
• La concentration juste : c’est l’équivalent des quatre niveaux de jhāna que le bodhisatta pratiqua la nuit de son éveil.
Le premier jhāna est composé de la sensation de plaisir et de ravissement qui viennent de l’abandon temporaire du désir pour les plaisirs sensuels et des autres qualités malhabiles, ainsi que de la focalisation des pensées de l’esprit sur un objet unique – tel que la respiration. En même temps, vous évaluez comment ajuster l’esprit et son objet afin qu’ils s’accordent ensemble confortablement et en douceur. Puis vous permettez aux sensations de plaisir et de ravissement qui en résultent de se répandre dans le corps entier.
Le second jhāna est composé d’un sens plus fort de plaisir et de ravissement qui apparaît quand l’esprit n’est plus obligé de diriger ses pensées vers l’objet et de l’évaluer, ce qui lui permet de ne faire plus qu’un avec celui-ci. Là aussi, vous permettez au plaisir et au ravissement d’imprégner et de remplir le corps entier.
Le troisième jhāna est composé d’un sens plus raffiné de plaisir physique et d’équanimité qui apparaissent quand l’esprit n’a plus besoin de se nourrir de la sensation de ravissement. Vous permettez à ce plaisir, encore une fois, de remplir le corps entier.
Le quatrième jhāna est composé d’un sens d’équanimité et de Sati purifié, venant de la capacité à lâcher prise du plaisir raffiné et du stress subtil que celui-ci comporte. Les besoins en oxygène étant réduits, l’inspiration et l’expiration s’immobilisent d’elles-mêmes, et le corps est rempli d’une conscience claire et lumineuse.
Comme nous l’avons noté ci-dessus, ce sont les opinions justes qui, en développant de la dépassion pour les étapes dans les processus menant aux désirs insatiables, permettent de véritablement y mettre fin. Cependant, pour faire ce travail, les opinions justes ont besoin d’être renforcées par tous les autres facteurs de la voie, et en particulier par la concentration juste. Dans l’analogie du Bouddha, le plaisir de la concentration juste nourrit les autres facteurs afin qu’ils puissent faire leur travail.
Les huit facteurs de la noble voie se déclinent en trois ensembles. Les deux premiers facteurs – les opinions juste et la résolution juste – se classent dans l’ensemble discernement; les trois suivants – la parole juste, l’action juste, et les moyens de subsistance juste – se classent dans l’ensemble vertu; et les trois derniers – l’effort juste, Sati juste et la concentration juste – se classent dans l’ensemble concentration. C’est pour cette raison que la voie est parfois appelée le triple entraînement : dans la vertu élevée, l’esprit élevé (la concentration) et le discernement élevé.